De la promesse EVM à un retour aux chaînes souveraines, retour sur six mois de confusion dans l’écosystème ATOM
En six mois, le pivot EVM avorté de Cosmos a détruit plus de 400 millions de dollars de valeur sur le seul projet Stride, illustrant l’une des crises de gouvernance les plus coûteuses de l’histoire de la DeFi. Cette débâcle révèle les failles profondes d’un écosystème technologiquement avancé mais politiquement immature, où les décisions stratégiques majeures échappent encore à tout contrôle démocratique effectif.
Pendant que Cosmos traversait sa crise identitaire, ses concurrents consolidaient leurs positions : Berachain levait 100 millions de dollars en capitalisant sur sa stratégie communautaire, Solana récupérait une partie significative des développeurs Cosmos, et les Layer 2 Ethereum captaient 15 milliards de TVL supplémentaires. Cette situation soulève une question fondamentale : comment un écosystème pionnier de l’interopérabilité blockchain a-t-il pu s’égarer à ce point ?
Le pivot EVM : chronologie d’un naufrage annoncé
En 2024, Interchain Labs (ICL) annonçait un pivot stratégique majeur pour Cosmos : faire du Hub une plateforme compatible EVM. Cette orientation, portée notamment par 0xMagmar, promettait une nouvelle vie à ATOM, avec une utilité accrue dans la DeFi EVM. L’idée paraissait séduisante sur le papier : permettre aux smart contracts Ethereum de tourner nativement sur le Cosmos Hub, attirant ainsi développeurs et liquidité de l’écosystème Ethereum.
Des projets comme Stride et d’autres avaient commencé à s’organiser autour de cette vision, investissant massivement dans des infrastructures dédiées. ICL avait même suspendu les subventions aux projets Cosmos “classiques”, concentrant ses ressources sur cette nouvelle direction. La stratégie était claire : brûler les anciens territoires pour mieux conquérir les nouveaux.
Mais dès juin 2025, revirement complet : ICL abandonne officiellement cette direction lors d’un townhall où les dirigeants admettent que tenter de rivaliser avec Base ou Berachain équivalait à “se diriger vers une falaise”. Le Hub ne sera pas compatible EVM, et l’écosystème retourne à une logique de chaînes souveraines modulaires. Un changement de cap brutal qui laisse derrière lui des projets déstabilisés et une communauté en colère.
L’ironie de la situation ? Cette admission d’impuissance était prévisible pour quiconque n’était pas “enfermé dans la bulle Cosmos”. Les ressources financières, communautaires et marketing de concurrents comme Base ou Berachain étaient d’un autre ordre de grandeur. Comme le soulignait un critique acerbe de la communauté : “Si vous n’étiez pas coincés dans cette bulle, vous l’auriez su en quelques jours.”
Dommages collatéraux : quand la stratégie broie les projets
L’impact le plus visible et le plus douloureux de ce pivot raté se mesure dans le sort réservé aux projets partenaires. Stride, protocole de liquid staking majeur de l’écosystème, en est l’exemple le plus frappant. Son DEX, initialement porté par la promesse d’un Hub EVM, voit son token s’effondrer de plus de 90% entre mars et décembre 2024. Cette chute représente une destruction de capitalisation boursière de plus de 400 millions de dollars.
Le plus troublant dans cette affaire réside dans les circonstances de la communication. Des rumeurs persistantes suggèrent que l’effondrement du token STRIDE a précédé l’annonce officielle d’abandon du projet EVM, alimentant les soupçons de désinformation ou d’insider trading. Un développeur anonyme de l’écosystème nous confie : “Nous avions recruté une équipe, levé des fonds, construit une roadmap autour de l’EVM Cosmos. Du jour au lendemain, notre modèle économique s’est écroulé. Certains projets n’ont pas survécu à ce revirement.”
Au-delà des pertes financières, c’est la confiance qui s’est érodée. La communauté, habituée à une certaine transparence dans les processus décisionnels, dénonce un virage opéré sans consultation ni vision à long terme. Des projets communautaires comme divers collectifs NFT se sont sentis abandonnés par les décideurs historiques de Cosmos, créant un ressentiment durable.
La nouvelle donne ICL : retour aux sources ou fuite en avant ?
Face à l’échec du pivot EVM, ICL a rapidement redéfini sa stratégie. Désormais, l’organisation prône une approche axée sur les chaînes souveraines, destinées à des cas d’usage institutionnels : stablecoins, banques, messagerie SWIFT-to-IBC, integration avec des systèmes financiers traditionnels. Le Cosmos Stack devient un produit infrastructurel, dans une logique SaaS (Software as a Service).
Cette nouvelle direction n’est pas dénuée de logique. Dans un contexte réglementaire de plus en plus contraignant, l’approche “chaînes souveraines” offre aux institutions un contrôle total sur leur infrastructure blockchain, depuis la gouvernance jusqu’aux mécanismes de consensus. Des partenariats récents avec des entités comme Ripple ou Babylon Labs suggèrent un intérêt réel du marché institutionnel.
Cependant, le rôle d’ATOM dans cette nouvelle architecture reste flou. Utility token ? Collatéral pour la sécurité partagée ? Token de gouvernance décentralisé ou simple source de financement pour ICL ? Cette incertitude nourrit la frustration d’une communauté qui peine à comprendre la proposition de valeur long terme de son actif de référence.
La transition s’accompagne de quelques signaux positifs : ATOM et OSMO staking sont désormais disponibles sur Revolut dans l’UE, et plusieurs projets significatifs ont récemment rejoint l’écosystème. Mais ces bonnes nouvelles suffisent-elles à restaurer la confiance ébranlée ?
AtomOne : dissidence constructive ou fragmentation fatale ?
Parallèlement à cette crise de direction, un phénomène fascinant émerge : AtomOne, fork direct du Cosmos Hub initié par Jae Kwon et des membres de la communauté opposés à la gouvernance d’ICL. Ce projet se présente comme un retour aux fondamentaux du Cosmos originel, offrant une alternative structurelle à la vision centralisée d’ICL.
AtomOne propose une architecture radicalement différente : une chaîne minimaliste et constitutionnelle, dotée d’un double token (ATONE pour le staking/gouvernance et PHOTON pour les frais), et d’une gouvernance plus rigide excluant le vote par délégation. Cette approche anti-EVM attire une communauté croissante de “puristes” de la décentralisation, lassés des revirements stratégiques d’ICL.
L’émergence d’AtomOne soulève des questions fondamentales sur l’avenir de l’écosystème. S’agit-il d’une saine concurrence qui permettra l’émergence de modèles alternatifs, ou d’une fragmentation dommageable qui diluera la valeur et la vision commune ? La réponse dépendra largement de la capacité des deux projets à coexister de manière constructive via le protocole IBC.
L’exemple d’AtomOne illustre également une caractéristique unique de l’architecture Cosmos : la possibilité technique de “fork” non pas le code, mais l’idéologie et la gouvernance, créant des écosystèmes parallèles mais interopérables. Cette flexibilité pourrait être un atout dans un monde blockchain de plus en plus diversifié.
Signaux faibles et opportunités de rebond
Malgré les turbulences, plusieurs développements récents suggèrent que l’écosystème Cosmos conserve des atouts non négligeables. Le projet MANTRA, focalisé sur la tokenisation d’actifs du monde réel (RWA), utilise IBC pour s’interfacer avec l’écosystème, apportant une utilité institutionnelle concrète. Babylon Labs, avec son innovation du “staking Bitcoin”, pourrait révolutionner la sécurité des chaînes Cosmos en permettant aux détenteurs de Bitcoin de sécuriser le réseau.
Plus significativement, Stargaze, l’une des principales plateformes NFT de l’écosystème, a annoncé sa migration vers le Hub, renforçant l’utilisation d’ATOM comme devise de référence pour les NFTs. Ces mouvements suggèrent qu’une adoption par des applications concrètes et cross-chain pourrait redonner un sens fort au Hub.
Par ailleurs, des initiatives communautaires comme Ark Protocol tentent de combler le vide laissé par l’absence de stratégie marketing d’ICL. Ce projet réunit des membres de tout l’écosystème Cosmos et au-delà, créant des ponts avec Solana, Monad ou Pyth Network. Leur proposition d’un bridge NFT EVM pourrait apporter de nouvelles liquidités à un moment critique.
Trois hypothèses pour un avenir incertain
L’analyse de cette crise permet de dessiner trois scénarios plausibles pour l’avenir de Cosmos :
Hypothèse pessimiste : L’écosystème se fragmente définitivement. Les développeurs quittent massivement pour Berachain, Solana ou les Layer 2 Ethereum. ATOM devient un actif symbolique sans utilité réelle, et Cosmos rejoint le cimetière des projets blockchain prometteurs mais mal exécutés.
Hypothèse positive : Les chaînes souveraines se multiplient avec succès, transformant ATOM en actif systémique de collatéral et de sécurité. Une nouvelle gouvernance communautaire émerge, transparente et participative. AtomOne et Cosmos Hub trouvent une forme de coopération constructive, créant un écosystème plus riche et résilient.
Hypothèse hybride : Cosmos reste techniquement pertinent dans des niches spécialisées, mais peine à mobiliser une communauté active et unifiée. L’EVM reste à la périphérie via des chaînes satellites, AtomOne devient le refuge d’un noyau décentralisé dissident, et l’écosystème survit dans une fragmentation gérée mais sous-optimale.
Conclusion : un virage à négocier
Cosmos reste un outil technologique puissant et innovant, mais le pivot mal géré de 2024-2025 révèle des failles de gouvernance qui pourraient coûter cher à long terme. L’absence de stratégie marketing cohérente, le flou persistant autour de l’utilité d’ATOM, et la gestion top-down d’ICL soulèvent des questions légitimes sur la maturité institutionnelle de l’écosystème.
Cependant, des signaux positifs émergent : innovations techniques prometteuses, nouveaux partenariats institutionnels, et surtout, l’émergence d’alternatives comme AtomOne qui témoignent de la vitalité créative de la communauté. Le débat entre centralisation progressive et retour aux sources décentralisées est plus que jamais ouvert.
Cette crise soulève des questions fondamentales sur la gouvernance des écosystèmes décentralisés. Comment un pivot aussi radical a-t-il pu être décidé sans consultation communautaire ? Quels mécanismes institutionnels pourraient prévenir de futures dérives ? Ces questions, cruciales pour l’avenir de Cosmos et de la DeFi en général, méritent une analyse approfondie que nous développerons dans nos prochaines publications.